« Grey ! Ramène-toi dans mon bureau, je veux te parler ! » Tous les regard se dirigèrent alors dans ma direction, comme si j’étais sur le point d’être condamné à la pendaison. Il faut dire que lorsque le plus puissant actionnaire de la compagnie décidait non seulement de te convoquer, mais en plus de t’appeler par ton nom de famille alors que normalement, il nous parlait constamment comme si nous étions tous égaux, c’est signe que quelque chose clochait. Pourtant, c’était un homme patient, et c’était également signe que maintenant, il en avait plein ses culottes, quelque chose l’embêtait et il était sur le point de craquer. Après cela, tandis que moi je restais immobile un instant, considérant les regards qui se posaient autour de moi, je me rendis compte d’une particularité bien précise, à savoir que personne, mais absolument personne, ne semblait surpris, ne semblait se poser de questions sur quelle mouche l’avait piquée. Mais ça, ce n’était pas vraiment étonnant, parce que tout le monde savait ce qui se passait, tout le monde savait ce qui énervait celui que l’on considérait comme le grand patron du cabinet, même si nous en étions tous propriétaires à parties inégales, moi y compris.

« Grey, maintenant ! » Apparemment, ce n’était pas le bon jour pour l’emmerder. Tout en gardant mon calme, je me dirigeai vers son bureau, et sitôt arrivé devant l’embrasure de la porte, je tentai de dire d’un air détaché, histoire de détendre un peu l’atmosphère : « Tu… tu veux me parler, Walter ? » « Ferme la porte et viens t’asseoir. » Cette fois-ci, je ne pus m’empêcher de demeurer surpris face à son ton de voix. Je pensais ne jamais l’avoir entendu parler à quiconque de cette façon avant aujourd’hui, à savoir que j’avais bel et bien réussi à l’avoir à l’usure, le vieux bonhomme. Toutefois, puisque j’éprouvais du respect pour lui, puisqu’il avait été le premier à me recueillir alors que je venais tout juste de sortir de la faculté de droit dans laquelle mes parents m’avaient forcé à aller, il avait été également celui qui m’avait fait aimer ma profession, qui m’avait montré que ma grande gueule pouvait finalement servir à quelque chose par moments. Sans lui, je ne serais certainement pas actionnaire de ce cabinet, plein aux as, même si tout ça, c’était une autre histoire, une histoire beaucoup moins inspirante, et surtout beaucoup plus triste. Je ne m’attardai donc pas, et je pris place dans un des deux fauteuils devant le massif pupitre en bois, joignant mes mains ensemble et le regardant, afin e lui montrer que j’étais prêt à entendre ce qu’il avait à me dire. Ce ne fut pas vraiment une surprise lorsqu’il commença en affirmant : « Ben, je crois que je ne t’apprends rien, ton comportement a été exécrable ces derniers temps, autant avec tes adversaires, tes clients, et même avec des collègues. » Je ne sus faire autrement que de laisser échapper un soupir à ce moment là. Ce n’était pas mon collègue et supérieur qui me parlait en ce moment, mais plutôt un directeur d’école. Effectivement, il ne m’apprenait absolument rien, et me laissait alors totalement dénué d’idées de réponse, sachant que je n’étais pas du genre à prendre un air de chien battu pour m’excuser. J’étais plutôt du genre à hausser les épaules et répondre : « Bah… Écoute, j’essaie de faire de mon mieux. J’ai même commencé le yoga. » En fait, ce que l’histoire ne disait pas, c’était que j’avais abandonné après un cours, suite à une soirée avec la professeur qui n’avait pas nécessairement fini comme je le voulais. Ça, je le gardais pour moi et de toute façon, cela aurait été totalement futile de le mentionner, vu que mon interlocuteur poursuivit en affirmant : « Ça fait des mois que tu dis ça, Ben, et ça ne se règle pas. J’en ai assez, tout le monde en a assez, même Marjorie a pris un congé de maladie vu comment tu t’es comporté avec elle la dernière fois. » Je déglutis à ce propos, considérant que je ne savais pas du tout ce qui s’était passé avec la pauvre femme, notre réceptionniste, alors que je croyais que tout cela n’était que des broutilles. Visiblement, j’étais devenu un cas désespéré et je ne m’en rendais même plus compte, et je n’allais pas en m’améliorant vu la réaction que j’eus lorsque Walter ajouta : « C’est encore à propos d'elle, c’est ça ? » En effet, je ne sus faire d’autre que de lui envoyer un regard noir et de lui répondre sèchement : « Elle n’a rien à voir là-dedans. » Tu choisis ensuite de te caler un peu plus sur la chaise, histoire de te contrôler. En effet, cette histoire, dans ma tête, c’était mort et enterré, bien que cela me fasse toujours mal. Je n’avais pas eu de nouvelles d’elle depuis que je lui avais appris que j’avais récupéré les avoirs qu’elle m’avait volés. C’était une victoire pour moi, certes, mais j’avais eu malgré tout l’impression d’avoir tout perdu. Après tout, je l’avais aimée, et je croyais que c’était réciproque, mais je m’étais mis le doigt dans l’œil, et j’en avais payé le fort prix. Toutefois, ce n’était pas cela qui me rongeait aujourd’hui, mais plutôt le fait que chaque fois que je tombais sur un cas de mariage falsifié, voire même de simple divorce, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ma sœur, Babi, qui avait fait un faux mariage. Je ne l’avais pas dénoncée, même si j’aurais pu le faire, mais cela faisait des mois que je ne lui en avais pas parlé, parce que je lui en voulais, comme j’en voulais à toutes les personnes qui utilisaient le mariage comme outil, et non pas comme union de deux personnes amoureuses. Sensible ? Oui, peut-être un peu, ou du moins, assez pour me mettre à dos tout mon cabinet alors que j’y travaillais depuis plusieurs années maintenant. Peut-être que j’avais touché le fond du baril, et que je devais l’admettre, en commençant par demander : « Désolé… Alors, qu’est-ce que tu proposes ? » Normalement, lorsque Walter parlait d’un problème, c’était parce qu’il avait une solution. Comme de fait, je ne me trompai pas, puisque sitôt après, il me dit : « Il y a un poste qui vient de s’ouvrir dans notre cabinet à Nassau. La compagnie te paie le voyage et ton premier mois de loyer, qu’importe où tu t’installes. Je ne te dis pas de prendre ta décision tout de suite, mais pour le moment, je crois que ce serait la meilleure solution, que tu prennes l’air, que tu changes d’entourage, et peut-être que tu bronzes un peu, tu es vraiment pâle. » Un rire étouffé, légèrement ironique, sortit de ma gorge. Il avait toujours le mot pour tourner la situation à la dérision, ou du moins, un brin. Pour tout dire, cette proposition n’était certainement pas dénuée de bon sens, mais je me voyais mal sauter dessus, comme ça. Ce n’était pas assez masculin, pas assez moi. Par orgueil, en me levant, je lui dis alors : « Je vais y réfléchir et je te le dis… Demain. » Oui, ce serait suffisant pour peser le pour et le contre, mais sûrement pour me faire à l’idée et plier bagages, fuir ces saletés, ces mauvais souvenirs, et reprendre du bon pied, ou bien prendre mon pied. Je verrais une fois là-bas.