K comme kinésithérapeute. Petite, j’ai toujours eu l’espoir d’être quelqu’un de bien, qui gagne sa vie avec une jolie maison, deux enfants et un chien dans une banlieue tranquille dans le sud de la Floride. Au lieu de ça, je vis dans un petit bungalow modeste à l’hôtel où je travaille en tant que masseuse aux Bahamas. Bien que je n’ai pas à me plaindre du cadre, ce n’est pas exactement ce dont je rêvais. En effet, me rendant compte que je n’étais pas faite pour les études, j’ai laissé tomber tout ça et entrepris de prendre des cours de massage auprès de professionnels. J’ai pus me faire embaucher dans un hôtel dans mon pays natal mais assez loin de chez moi pour que je doive accepter le bungalow proposé. Ce qui d’un côté n’est pas plus mal puisque pour arrondir mes fins de mois je suis obligée d’user de mon corps et faire la streap-teaseuse les soirs dans la taverne de l’hôtel, et parfois pendant des soirées privées lorsque je suis demandée, ce qui n’est pas rare. Pas que je sois une femme qui fasse baver n’importe quel homme, mais disons qu’être blonde et bien foutue aide beaucoup lorsqu’il s’agit de devoir faire la policière énervée ou l’infirmière maladroite. Peu de gens sont au courant de mon métier de nuit, seuls les gens qui me sont les plus chers. Je n’ai jamais eu besoin de l’annoncer à mes parents puisqu’ils sont décédés lorsque j’avais douze ans suite à un cambriolage qui a mal tourné.

Y comme Yougoslavie. Après la perte de mes parents, j’ai dû aller chez ma famille la plus proche de sang et la plus apte à me recueillir, autrement dit ma tante, de qui j’étais très proche. De cœur, puisque celle-ci, étant quelques peu nomade et dans un délire bio à fond, vivait dans le fin fond de la Yougoslavie. C’est donc là-bas que j’ai passé le plus clair de mon adolescence, apprenant en partie les bienfaits d’un bon massage là-bas. J’y ai vécu mes meilleures années, et malgré l’éloignement avec le reste de ma famille restée là-bas, je savourai chaque jour dans ce pays si particulier. Papa et Maman critiquaient souvent tante Myra pour son excentricité et son manque de stabilité, mais moi au contraire je l’admirais, parce qu’elle savait ce qu’elle voulait, et rien ni personne ne pouvait bousculer son opinion et ses idées. Cependant, vers mes dix-huit ans, ma grand-mère a commencé à perdre la tête, et c’est alors que j’ai ressenti le besoin de me rapprocher des miens. Non sans mal, j’ai quitté tante Myra et ses chèvres et suis retournée dans mes Bahamas natales, où toute ma famille m’attendait de pied ferme. Ne pouvant pas retourner dans ma maison d’enfance à cause de la douleur, j’ai vagabondé d’un appart à un autre, ne me sentant jamais réellement chez moi. Ce n’est que lorsque j’ai eu vingt ans que j’ai pu remettre un pied dans cette maison et prit la décision de tout changer, redécorer et repartir dans de nouvelles bases solides, à commencer par avoir un chez moi fixe, et une adresse fixe à donner aux gens.

R comme Rituels. Des rituels, on ne peut pas dire que je sois quelqu’un qui n’en a pas. L’une des conséquences principales de mon choc lorsque j’ai vu mes parents se faire tuer est la naissance de ces rituels. En effet, lorsque j’ai découvert la personne qui c’était introduite chez moi, je me suis reçu un coup qui m’a plongé dans l’inconscience. Au bout d’un certain temps que je ne saurais définir, et encore sous le choc, je me suis mise à astiquer la maison, sans réellement savoir pourquoi. Les médecins n’ont pas eu l’air affolés lorsque je leur ai dit, c’est pourquoi j’ai appris à vivre avec cette maniaquerie. Cependant, ce n’est pas la seule séquelle que j’ai. Le traumatisme était tel que je suis devenue parano, c’est pourquoi chaque soir avant d’aller me coucher je vérifie six à sept fois si les loquets sont bien fermés, et que je suis bien en sécurité. Si je me suis installée dans l’enceinte de l’hôtel c’est aussi parce que je la sais protégée et que tout le monde n’y rentre pas comme dans un moulin, du moins la partie employés. Ce rituel a aussi lieu lorsque je dois quitter mon bungalow que ce soit pour dix jours comme pour dix minutes, c’est pourquoi je dois jamais être en retard, car si je stresse encore en plus, je me sens obligée de vérifier trois à quatre fois de plus.

A comme Amnésie. Encore une séquelle et plus grave cette fois-ci, je souffre d’amnésie. Elle n’est pas très importante et ne m’empêche pas de vivre, mais j’ai tendance à occulter certains moments. Déjà, j’ai totalement oublié le moment de l’incident ; je me souviens juste m’être réveillée et avoir fait le ménage. Je ne saurais raconter ce qu’il s’est passé ce jour-là, comment mes parents ont été tués, à quoi ressemblait le cambrioleur (s’il était seul), ce qui a beaucoup ralenti l’enquête et qui n’a pas aidé, loin de là. C’est pourquoi sans témoignage les enquêteurs n’ont jamais pu déterminer qui c’était et le tueur court toujours dans les rues. Avec le temps je m’y suis fait et aujourd’hui je ne ressens pas grand-chose envers cet homme. N’étant pas du genre haineuse, je n’arrive pas à vouloir sa mort. Cependant, si je le croisais dans la rue je n’irais pas lui faire un câlin et lui offrir le mousseux et les petits gâteaux. Disons que je me contenterai de lui donner un coup là où ça fait mal et le ferait culpabiliser le plus possible, même si je ne pense pas que ce soit possible avec ces gens-là. Quant à mon amnésie, elle concerne surtout la mémoire à courte terme, c’est pourquoi je suis obligée de tout noter, ce qui fait que mon frigo est tapissé de notes que j’oublie parfois (voire souvent) de regarder.

H comme Heureuse. Cependant, contrairement à ce que certains pourraient croire, je suis heureuse comme je suis. Certes je n’ai pas la vie de certaines princesses, mais je n’en voudrais pas. J’ai mon histoire, mon passé, mes boulets et j’ai appris à vivre avec. Mes secrets, je les garde bien pour moi et prie chaque jour que personne ne tente de fouiner dedans, de même que jamais je ne ferais de thérapie pour soigner mes TOCs ou encore tenter de recouvrer la mémoire. En effet, si je suis comme ça c’est que mon cerveau se protège, comme me l’ont dit les médecins. Or aller à l’encontre de tout ça me ferait plus souffrir qu’autre chose et je n’y tiens pas du tout. Je sais que le film de tout ce qui c’est déroulé le jour du cambriolage est quelque part dans mon esprit, mais je me protège en me disant que je préfère que tout ceci reste une zone d’ombre que personne ne peut pénétrer. Car la connaître me donnerait envie de la raconter, et je n’ai pas envie que l’on s’apitoie sur mon sort, car je sais que quelque part il y a des gens bien plus malheureux que moi. Malgré tout, cette carapace que je me suis faite n’est pas solide du tout, et je sais qu’un jour ou l’autre tout va s’effondrer et je vais me prendre la vérité en pleine face, et ce jour-là, ça fera mal. Ce n’est pas bon de vivre dans le déni, mais dans mon cas c’est indispensable. Comme tout le monde je ne suis pas faite pour endurer la souffrance, mais dans mon cas je suis passée maître dans l’art de la repousser et de me voiler la face. Je sais qu’un jour ou l’autre les masques tombent et toute la bulle de bonheur et de « j’accepte tout de mon passé, mon présent et mon futur » va éclater, et ce jour-là je tomberai de haut. Très haut.